L’irruption de moyens thérapeutiques sophistiqués, l’explosion démographique, la diffusion des connaissances et les mutations des modes de vie, ont fait changer les mentalités. Pendant ce temps, les acquis scientifiques faisaient éclater en dizaines de forteresses spécialisées le statut du médecin. Du coup, les docteurs se sont transformés en une sorte d’ingénieurs compétents et pragmatiques. À leur côté, de nombreuses thérapeutiques alternatives ou complémentaires, sont apparues et ont été reconnues et utilisées par un grand nombre de patients.
En occident, par contagion ou par abandon par les autres corps sociaux, la médecine s’est emparée de la naissance comme de la mort. La sexualité, l’avortement, la contraception, le sport, le travail et la scolarité se sont médicalisés. La médecine a récupéré toutes les déviances, les drogués, les prisonniers, les isolés, les handicapés, tous les marginaux. La diététique, le tabac, l’alcool, le mal de vivre sont de son domaine. On pourrait parler d’acharnement thérapeutique mais les médecins ne s’acharnent pas. Il n’y a pas d’autres structures à grande échelle et quand un homme arrive dans le « médical », il est présumé malade et donc soigné.
Il convient de rappeler ici que la maladie n’est pas seulement mortifère, que la santé n’est qu’une succession de déséquilibres transitoires qui font le dynamisme même de la vie. Le chemin, le Tao, la marche à pied, par exemple, ne sont pas autre chose qu’un déséquilibre constamment compensé par une série de chutes à chaque pas, empêchées et redressées. Il faut rappeler que le bien-être peut aussi être l’aventure, même au prix de la vie. La naissance n’est pas un acte à forcément médicaliser et la mort est le terme obligatoire de toute vie.
Nous vivons à une époque où la médecine, si discutée, si incertaine, si battue en brèche d’un côté, affiche de l’autre les prétentions les plus exorbitantes. A contrario, le scepticisme à l’égard de la médecine est aussi ancien que la médecine elle-même et la douleur de la déception est à la mesure de l’espérance trompée. Quant au pouvoir médical, s’il est largement offert au médecin, celui-ci le reçoit souvent en sachant bien qu’il est trop grand pour lui. On oublie, quand on critique le médecin, qu’on a la plupart du temps le médecin qu’on mérite. L’homme qui a besoin d’être trompé finit toujours par provoquer le mensonge chez son partenaire.
Ce que le patient demande souvent au médecin, ce n’est pas un secours humain mais l’application d’une série de formules aussi anonymes et extérieures que possible qui le débarrasseront au plus vite des symptômes. Il impose un abus de médications et perd confiance dans celui qui ne le gorge pas de remèdes. Il fait aussi la sourde oreille, dans ce siècle de facilité et de vitesse, aux conseils d’hygiène qui exigent toujours des sacrifices et dont les effets ne se font sentir qu’à longue échéance. Il demande au médecin de supprimer ses souffrances sans toucher aux erreurs et aux excès qui les provoquent. Il localise son mal comme s’il s’agissait d’un corps étranger qu’il faut expulser.
Il est aujourd’hui permis sinon enjoint au médecin d’être extérieur au patient, de s’établir en pur spectateur de phénomènes qu’il enregistre pour essayer d’en rétablir le fonctionnement s’il est perturbé. Le spécialiste, en plus, par définition, sera toujours tenté de considérer un aspect déterminé à l’exclusion des autres. Le malade, dans ce cas, n’est plus guère que le support occasionnel de l’affection dont il est atteint.
Il est certain que, dans quelques cas bien délimités, il s’agit de supprimer d’urgence tel ou tel symptôme qui gêne ou tel danger qui guette et, pour cela, j’aurai besoin d’un technicien. Mais la technique, si sûre et nécessaire qu’elle soit, ne saurait réduire le patient à l’état d’objet de manipulation.
Le médecin doit savoir. Il ne lui est pas permis d’ignorer, de douter ni d’hésiter. Il faut qu’il décide. Tout le pousse à affirmer et à agir au-delà de son savoir et de son pouvoir réel. Il doit afficher une assurance qui lui manque étrangement au dedans. D’ailleurs, aujourd’hui, les étudiants en médecine, conscients de la limite de leur savoir et de moins en moins préparés au contact quotidien avec le malade ont tendance à se réfugier dans la spécialisation, à se protéger derrière un arsenal technique, à se sécuriser en prescrivant des examens toujours plus nombreux et hésitent longtemps avant de s’installer.
À l’opposé, il existe une maladie tenace dans le monde médical, inconnue des traités, et que l’on pourrait appeler « fureur thérapeutique ». Elle contraint le sujet qui en est atteint à rechercher toute personne souffrante et à tenter de la guérir de gré ou de force. L’attitude caractéristique de ce sujet est de se sentir concerné par les malaises et les souffrances d’autrui et croire que soigner telle ou telle maladie lui incombe forcément. Il dira : « Mon patient me fait un ulcère », comme s’il se sentait responsable de sa maladie. Le soignant va tout faire, surtout s’il est passionné par son métier, pour posséder le plus d’armes possibles et donc le plus d’efficacité face à la souffrance du patient. Mais sa « pulsion soignante » va s’affronter à la maladie et cette dernière ne sera pas toujours prête à céder du terrain car le malade qui fait une demande de soins n’attend pas toujours la guérison. Il vient parfois nous demander de l’authentifier comme malade. Plus ou moins consciemment, le malade qui sent le prix que son docteur place dans sa guérison, va le mettre au défit de le guérir, parfois, mener un chantage à l’échec. En réalité, la guérison se négocie. Le soignant doit savoir accepter de perdre un peu de ses prétentions curatives. Il doit savoir attendre et surmonter sa déception en cas de rechute. Le soigné doit accepter de perdre certains symptômes et les bénéfices secondaires qu’il en tire. Il y a donc ajustement réciproque des intérêts de l’un ou de l’autre avec en toile de fond, pour le médecin, la peur de l’échec.
Une des problématiques de la MTC dans notre monde occidental est, quelques fois, que le patient vient nous voir en dernier recours et souvent attend un miracle, c’est-à-dire une guérison ou un grand changement à la première séance, alors que le patient chinois sait au départ qu’il vient pour une ou plusieurs cures de 5 ou 10 jours. Il nous faudra surement expliquer notre manière de pratiquer mais peut-être aussi s’attaquer en priorité au symptôme visible pour obtenir une adhésion minimum du patient.
Est-il si facile d’établir un diagnostic précis ? Bon nombre de malades qui changent souvent de médecins peuvent exhiber une série de diagnostics aussi variés que l’arc en ciel. La même incertitude plane sur la thérapeutique. Sans parler des erreurs de traitement qui suivent nécessairement les erreurs de diagnostic, combien de maux parfaitement diagnostiqués résistent à tous les remèdes ? Qui peut se flatter de calculer, sans doute possible, les effets lointains d’une pharmacopée ou d’une puncture ?
Et pourtant la médecine ne saurait être opérante que dans le cadre de trois croyances complémentaires dont chacune est nécessaire : tout d’abord celle du soignant dans l’efficacité de sa propre technique, ensuite celle du soigné dans le pouvoir du thérapeute et enfin la confiance et le soutien de l’opinion collective. Celle-ci sera peut-être aussi celle de l’environnement géographique, social ou familial immédiat. Que pense la loi, la science, les médias, notre corps social de cette médecine particulière que nous pratiquons comme thérapeute ou comme patient ?
Il existe aussi aujourd’hui un phénomène de société assez nouveau qui se traduit par une suspicion vis à vis du corps médical. On attend du médecin des prouesses techniques qui vont repousser toujours plus loin les limites de la maladie et de la mort, mais, s’il ne répond pas à cette attente, on exige de lui qu’il rende des comptes, peut-être même sur le plan juridique.
On peut être étonné de cette description du médecin, fragile, culpabilisé et dépendant de son malade car on peut avoir en tête l’image inverse du docteur sûr de lui qui prescrit une ordonnance à un malade humble et obéissant. Il est indéniable en effet que la relation thérapeutique donne pouvoir sur autrui et sur son corps, le médecin pouvant user et abuser de ce pouvoir. En revendiquant son statut, le médecin devient indispensable aux autres. Il peut les soigner et les sauver. Ses patients ont donc besoin de lui, un besoin parfois vital. Ils dépendent de lui. On le discute, mais on ne doit pas oublier combien il semble plus rassurant de régresser dans les bras de quelqu’un d’autre que d’affronter son sort lorsqu’on est amoindri.
Fort de cette position, le soignant accepte ou refuse l’aide en fonction de son emploi du temps. Il décide de continuer ou d’arrêter un traitement en cours. Il conseille ou interdit telle attitude. Il a donc tout pouvoir sur cette relation qu’il contrôle. Il inverse ainsi la dépendance. Ce sont les autres qui ont besoin de lui. Mais il existe toujours une répartition du pouvoir entre médecin et malade. Le pouvoir du patient réside dans son choix du médecin et dans la possibilité de le quitter. Être quitté par un « client » est toujours désagréable. Le médecin vit de l’image que lui renvoient ses patients, sa clientèle. Sa carrière en dépend. Le jeu de séduction entre le médecin et son patient est souvent le souci prioritaire du débutant qui s’installe. Il joue son emploi. Tous les moyens sont bons pour séduire, paraître un bon médecin aux yeux du malade. On choisira le côté sympa, scientifique, homme d’action ou confesseur. Ce qui importera peut-être pour durer c’est de laisser transparaitre notre rôle le plus vrai.
On ne fait pas la démarche d’une consultation dans le seul but de bavarder. On y va parce que quelque chose nous inquiète, nous fait mal ou nous menace. Le corps a ce privilège de mettre à la question tout l’être. Sa douleur exige explication de ses causes, justification de ses exigences, lumière sur sa fin. La hantise du médecin, c’est de passer à côté d’un diagnostic précoce de maladie grave et nos études nous enseignent plus les pathologies graves que les malaises courants.
On découvre alors avec stupeur que l’on comprend mal ou pas du tout ce que le malade énonce et qu’il est difficile de décoder sa demande.
Bien sûr, le médecin pourra alors être entrainé dans un interrogatoire tendancieux cherchant à confirmer un diagnostic préétabli où le malade devra ravaler le mot qui aurait éclairé tout son cas. On souhaiterait que le médecin ait appris à écouter, prenne le temps de faire silence en lui pour mieux entendre l’autre. Il y a des minutes offertes qui peuvent épargner ainsi des mois de tâtonnement et de souffrances. Une fois suffit pour établir un contact humain et ancrer à jamais la confiance. Compris, le malade est prêt à obéir et c’est alors au médecin d’être digne de cette confiance par sa compétence et sa valeur professionnelle. Cette confiance devrait se conforter au fil de la fréquentation régulière bien que, comme pour un couple, l’usure du temps ou l’habitude puisse défaire une relation jamais définitive.
Suggérer aux malades d’être moins exigeants, ce serait rabaisser les médecins, mais ceux-ci peuvent-ils se hausser jusqu’aux sommets où certains regards les placent. Le malade demande-t-il trop au médecin ? Il attend de lui, avant tout qu’il le guérisse le plus complètement possible, le plus rapidement, aux moindres souffrances et mieux vaudrait pour cela la brute clairvoyante que l’aimable incompétent.
Le malade concevra fort bien que l’on puisse prendre l’avis d’un confrère ou que l’on consulte nos livres ou l’ordinateur, à condition qu’après cela, on reprenne en main le jeu.
Au moment d’imposer le traitement, et c’est bien de l’imposer qu’il s’agit, que ce soit pour l’acupuncture ou la pharmacopée, il faudra jouer entre autorité ferme et aimable persuasion. Il est toujours difficile dans notre médecine de traduire nos diagnostics en langage occidental et c’est ce qui étonne et déçoit un peu nos patients parce qu’ils aiment bien savoir ce qu’ils ont, particulièrement pour les cures de longue durée. Ils doivent pouvoir discuter, réclamer explication et, sauf urgence, demander à réfléchir.
La maladie ne saurait être séparée de l’attitude du malade par rapport à elle. Il doit pouvoir l’assumer sans s’y complaire. Il sera difficile de le guérir sans son adhésion, sans son désir de vivre. Pourquoi ne peut-on pas parler d’homme à homme avec les malades ? Les croit-on incapables de comprendre et d’accepter la vérité ? La maladie leur ferait-elle perdre toutes les valeurs d’intelligence, de jugement, d’initiative et de décision ?
Ce qui conditionnera aussi la confiance, c’est le secret professionnel battu en brèche par les administrations qui réclament des certificats détaillés ou par les soignants qui publient des observations ou parlent inconsidérément du malade, de ses réactions, du pronostic. Le secret médical est la condition absolue de la confiance. Il y a des choses qui ne s’écriraient qu’à peine sur nos fiches même si l’on se rassure par la certitude que personne ne les lira. Dans l’apprentissage, pour l’amélioration de notre habileté, on peut travailler en équipe avec nos collègues, confrères et professeurs mais dans l’exercice de notre métier on restera seul dans le secret de notre patient.
Il faut comprendre aussi que le malade a le droit de penser à autre chose, à ses responsabilités familiales et sociales, à ses passions, son travail. Le médecin aura besoin d’adapter soins, médications, régime et conseils à la vie particulière de son patient. Ce ne sera pas toujours la thérapeutique la plus rationnelle qu’il faudra ordonner.
De plus, une partie de nos patients ne sont pas malades. Ils consultent pour des symptômes dont l’origine organique n’est pas identifiable, pour des signes diagnostiques qui me donnent une idée de leur énergétique mais qui ne me font pas les classer sous le terme malade. Ils me demandent un autre secours, quelque chose de plus profond et de plus personnel, qui sorte de l’anonymat, de la définition diagnostique et du traitement qui en découle. Peut-être atteint d’un sentiment d’insécurité vitale, ils ont besoin d’une aide extérieure pour reprendre contact avec les sources profondes de la vie et cette aide c’est au médecin qu’il la demande. Il faudra bien sûr écouter et accueillir, et puis surement se séparer, rendre l’autre à sa propre route.
Soigner peut être un plaisir et une harmonie revitalisante pour le médecin, mais aussi des tensions, des peurs et une perte importante d’énergie pouvant aller jusqu’à l ‘épuisement. Il doit savoir se protéger, peut-être en limitant le nombre de ses patients.
Les rapports peuvent aussi prendre une tournure passionnelle. Le malade peut érotiser sa relation au médecin comme le médecin peut de sa propre initiative, en faire plus qu’on ne lui demande et dépasser même les limites de la bienséance médicale. Il est vrai que la relation médicale est contractuelle et sanctionnée par l’argent que l’on reçoit. Le paiement dépoétise, clarifie les élans du cœur et les circonscrit à l’intérieur de ce contrat. C’est plus facile pour le soignant d’imposer la limite à ne pas dépasser. Il peut se retrancher à la moindre tentative de séduction derrière ce rôle de médecin dans lequel il est de toute façon le maitre. Quand une relation devient très érotisée, il devient parfois impossible de procéder à un examen physique. À l’inverse, de procéder à l’examen médical au sens physique du terme est une bonne façon de redevenir le médecin. Il n’y a ni règles ni loi. L’intuition et le bon sens dominent.
On peut aussi, au contraire, avoir la crainte d’être incommodé par la disgrâce des corps, la saleté, la misère. On peut aussi ressentir une répulsion pour des patients que l’on supporte mal. La relation n’est jamais neutre. Soigner quelqu’un avec qui l’on ne s’entend pas est une illusion. Il vaut mieux que le malade trouve un autre médecin.
Une autre attitude sera l’asepsie, devenir un médecin sans humeur qui exerce un toucher machinal et qui installe son comportement intérieur dans une sorte de rituel stéréotypé et glacé où toutes les réactions personnelles sont domestiquées et gommées. S’ennuyer dans sa pratique est mauvais signe même si être médecin, ce n’est pas vivre en permanence sur la poudrière de la souffrance humaine mais c’est aussi une routine.
La difficulté de la relation se trouvera peut-être augmentée chez le remplaçant. Celui-ci doit conquérir en quelques jours une clientèle de longue date qui comprend mal l ‘absence de son médecin habituel. Ce dernier va d’ailleurs exiger beaucoup de garanties avant de se résigner à confier ses patients, son cabinet et sa propre maison lorsqu’il s’agit d’un remplacement à la campagne. Aussi, les médecins hésitent-ils souvent à confier leur clientèle à un débutant. D’ailleurs la pratique du remplacement est aujourd’hui en perte de vitesse et encore peu usitée en MTC.
Par contre, la médecine de groupe semble s’y implanter de bonne manière, souvent en cabinet duel. Ce système offre une garantie relative pour le médecin, l’autre le remettant en cause, le critiquant, l’appuyant, le secondant et lorsque les problèmes se posent, permet d’en parler ce qui peut éviter les erreurs commises en solitaire.
Il est des cas, bien sûr, où tout le magnétisme du médecin et toute la confiance du malade ne peuvent rien sur l’évolution d’un mal incurable. Le malade pourra avoir des attitudes opposées et souvent passer de l’une à l’autre : la révolte qui repousse la souffrance comme une intolérable injustice, l’acceptation de l’épreuve, la résignation désespérée, l’indifférence stoïque et même le culte morbide de la souffrance érigée en valeur suprême. Beaucoup de malades gardent les passions et les désirs des bien portants s’accrochant désespérément à la santé qui les fuit. Que pourra leur dire le médecin. Le médecin, moins par ses paroles que par sa présence, moins par ce qu’il dit que par ce qu’il laisse deviner de sérénité intérieure, pourra-t-il élever l’esprit du malade au-dessus de la crainte de la mort sans avoir à le bercer de mensonges ?'
- George Varet -
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